Un animal craintif.

(histoire courte à lire entre plantigrades)

 

Je n'étais pas sorti depuis plusieurs jours. Une semaine, très exactement. Et hormis ma femme et mon gosse, le seul contact direct que j'avais avec le monde des humains était les quelques insupportables notes de trompettes que me distillaient mon voisin avec une sournoiserie extrême à travers le plafond de notre appartement. Je n'allumais plus la télévision depuis longtemps, lassé de l'invraisemblable médiocrité des programmes et la radio ne fonctionnait plus depuis qu'elle était tombée dans l'évier rempli d'eau de vaisselle. Ajoutez à cela que je travaille chez moi, et vous tomberez d'accord avec tout mon entourage qui ne cesse de me répéter que je suis un ours.

Or, ma femme est tombée malade. Le médecin est venu en fin de matinée et a déclaré avec une fatalité déprimante qu'elle avait juste une légère grippe. Rien de grave donc. Juste une grippette à peine fiévreuse mais qui lui réclamait le plus grand repos, quelques antibiotiques et surtout de ne pas sortir pendant une petite dizaine de jours. J'ai tout de suite demandé au docteur :

- Pas la moindre sortie, vous êtes sûr ?

- Positivement sûr. C'est vous qui irez faire les courses.

Je me suis immédiatement tâté de partout, à la recherche d'un symptôme extraordinairement grave, en quête d'un microbe qui m'aurait anéanti pendant plus de deux semaines. A ma grande déception, je n'ai rien trouvé. J'avais bien le nez un peu pris, mais ce n'était sans doute pas suffisant pour échapper au pire. Le médecin m'a remis l'ordonnance et est sorti plus riche de 230 francs.

Je me suis donc mis dans la tête que j'allais sortir, affronter le monde, la ville, l'horreur. Me voyant m'effondrer, ma femme m'a rassuré très vite.

- N'y vas pas tout de suite si tu veux. Il faut faire manger le petit d'abord.

Mon ourson chéri à vingt mois et prononce quelques mots.

- Yayou ? Yayou ?

Comprenez "Yaourt ? Yaourt ?".

- Oui, mon bébé, j'ai dit, fier de ses progrès alors qu'une alarme se déclenchait dans mon cerveau. Mon regard s'est alors instinctivement tourné vers sa mère qui, avant même que je propose un petit pot pomme-banane à mon ourson, histoire de changer des yayou yayou au dessert, m'a dit :

- Vas-y maintenant finalement, il n'y a plus de yaourts pour le petit.

J'ai toujours fait partie de ce dixième de la population qui habite Paris et sa grande couronne. Et j'ai toujours rêvé ma vie à la manière d'un berger des Pyrénées ou d'un gardien de phare sur une île au large de la Bretagne. Dès le départ, il y avait un problème majeur, vous en conviendrez. Et ce sentiment de vouloir m'éloigner de la foule s'est fait plus grand encore à mesure que mon travail m'a retenu chez moi de longues heures par jour. Pour résumer la situation, je devais sortir de ma tanière et je n'y étais pas préparé.

On dit toujours que la meilleure façon de repartir après une chute de cheval est de remonter dessus immédiatement après avoir tâté du gazon. C'est exactement ce que j'ai fait. J'ai soigné le mal par le mal. Je suis allé directement à la supérette sans passer par la gentille pharmacie de Monsieur Cohen (j'y passerai au retour), ni par la boulangerie de Madame Larsson, autant d'endroits calmes et en bas de chez moi où il m'arrivait parfois de m'aventurer quand j'étais en grand manque d'Aspegic 1000 ou de viennoise au chocolat. Bien mal m'en a pris. Imagine-t-on un plongeur en apnée remonter des abîmes de l'océan sans paliers de décompression ? Non. Et y a-t-il pire endroit que Franprix ? Non plus. Sans doute, faire ses courses dans la dernière boutique debout de Grozny est infiniment plus risqué. Mais je suis un ours parisien et pas tchétchène. A chacun son combat pour la vie.

La première agression est sonore. Pourquoi faut-il que les supérettes de quartier balancent toute la journée d'incomparables scies aseptisées aux oreilles de leurs clients ? Pour qu'ils gardent le moral, m'a répondu un jour, il y a longtemps, un employé de grand magasin. Moi, ces impitoyables mélodies acidulées me font dépérir et je rêve d'un Leader Price où l'on entendra l'intégrale de Schubert ou le dernier Radiohead en boucle.

Et puis il y a les autres, ces humains qui se foutent pas mal de savoir à quand remonte ma dernière sortie. Ces êtres malgré tout vivants et qui poussent dans mon dos pour atteindre la balance à fruits-et-légumes en marmonnant. Alors on se dépêche de poser ses clémentines sur la plate-forme métallique et bien entendu on se goure et on appuie sur le bouton "navets" et donc derrière ça râle de plus belle.

- Pense à ton gosse, je me disais, pense à ton gosse qui veut des yayous.

Je me suis concentré, j'ai pressé le bon bouton et la bécane m'a craché un ticket autocollant et codebarré. Une bonne chose de faite, direction les produits laitiers. J'ai fouillé dans ma mémoire et me suis souvenu qu'il y a trois siècles le rayon se trouvait sur la droite, vers le fond du magasin. Slalomant entre des caddies laissés à l'abandon au milieu des allées, je m'y suis rendu d'un pas inquiet qui fut stoppé net par la stupeur. Le rayon avait disparu. Non pas qu'il ait été déplacé, mais il avait disparu derrière une barrière de corps qui s'y agglutinaient comme si les camemberts étaient offerts. Bref, impossible de partir à la recherche des yayous de mon fils sans forcer un passage entre des rombières d'un autre âge.

J'ai décidé d'attendre un instant. Loin de cette cohue qui prenait froid au rayon produits frais. J'ai fait les quelques courses qui me restaient à faire et j'ai remercié ma petite ourse qui est nettement plus propre que ses congénères car au rayon des produits douche, il n'y avait pas un chat. Puis je suis retourné là où on distribuait gratuitement des paquets de parmesans et des mottes de beurre et j'ai constaté qu'il y avait encore plus de monde que cinq minutes plus tôt.

J'ai toujours combattu la procrastination mais là, c'est elle qui m'avait eu. Et mon gamin, presque en larmes à la maison, hurlant dans ma tête "yayou papa, yayou". Ni une ni deux, j'ai plongé dans le grand bain sans même savoir si elle était froide ou non.

- Doucement jeune homme !

Environ deux cents ans, fripée et avec une haleine déroutante.

- Désolé, il me faut des yayou… euh… des yaourts.

- Eh ben, c'est pas la peine de bousculer tout le monde, jeune homme…

Elle s'est arrêtée de parler au moment même où ses yeux vitreux se sont posés sur moi. Sur ma gueule, où poussaient quelques poils dans le plus grand désordre. Sur mon pelage, qui sentait la caverne malgré la veste en laine qui le recouvrait. Sur mes pattes et mes pieds, qui s'accordaient merveilleusement bien avec certains fromages. J'avais oublié que travailler chez soi, dans une tanière bien chauffée, et n'en jamais sortir offrait quelques petits avantages qui devenaient inconvénients une fois dehors. Le principal inconvénient est un laissé aller dont manifestement ma femme s'est accommodé. Ou alors elle est très polie.

La vieille n'a jamais fini sa phrase et s'est débinée, me laissant le chemin libre pour piocher les yayous préférés de mon ourson chéri.

Je n'avais pas encore posé les yayous dans mon petit panier rouge qu'une main toute noire se posa sur mon épaule.

- Alors, on fait des problèmes ?

Noble et fier de sa mission, la mâchoire carrée et la poigne féroce le surveillant du magasin chassait l'indigent dans les parages et venait d'en débusquer un au rayon yayous.

- Pas du tout, pourquoi ?

- La dame dit que vous lui avez fait peur.

- La dame n'a plus toute sa tête, mon ami.

- Je vais vous demander de sortir, monsieur.

- Une fois que j'aurais acheter ces yaourts, ce produit douche et ces quelques clémentines.

- Tout de suite.

- Allez vous faire foutre, garde chiourme de mes deux.

Bon, ça, je vous l'accorde, c'était en trop. Mais bon. Je me suis senti infiniment plus respectable que ce cerbère en costard cravate et c'est parti comme ça. J'ai senti sa main broyer mon épaule et m'entraîner vers la sortie. Dans un effort surhumain, je suis parvenu à ne pas abandonner mon panier dans la lutte. J'avais assez ramé pour dégoter quelques yayous. Et puis c'était pour mon gamin, mon p'tit ourson qui m'attendait en pleurnichant, mon nounours qui ne voyait pas revenir son père et qui culpabilisait de l'avoir envoyé au casse-pipe.

Je me suis défait de l'étreinte du grand noir et j'ai atteint une caisse où j'ai balancé mon butin sans douceur. La caissière, sans doute lobotomisée par des heures à lire d'incompréhensibles codes barre, n'a pas moufté une seconde et j'ai payé, sous le regard vainqueur du vigile. Puis je suis sorti de ce piège, heureux de pouvoir revenir au sein de ma tribu avec le précieux trophée.

J'ai fait un bref détour à la pharmacie, où ils en voient de pire, et où l'ambiance est plus agréable, j'ai pris les antibiotiques pour ma charmante petite ourse et je suis remonté chez moi.

Dans l'ascenseur, que j'aurais dû prendre à l'aller s'il n'avait pas été réquisitionné par la concierge, j'ai admiré mon faciès de guerrier dans le miroir. J'ai aussi admis que je faisais peur à voir et que ne pas sortir n'avait rien de bon.

Je me suis également dit qu'en réalité les ours étaient des animaux bien plus craintifs qu'on ne l'imaginait.

Puis j'ai fièrement poussé la porte de ma hutte au quatrième étage et j'ai aperçu mon ourson chéri sagement assis sur sa chaise haute. Il finissait de déjeuner et avait encore le contour de ses lèvres maquillé de petit pot pomme-banane.

- Il avait trop faim, j'ai pas pu attendre, m'a dit ma femme. T'as mes médicaments ? Ca a été, en bas ? Pas trop de monde à Franprix ?

J'ai rien dit. Je me suis enfermé dans mon bureau en me jurant de ne plus en sortir avant la nuit.

Quand tous les ours sont gris.

 

Paris,

Février 2000.

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